Les châteaux de la richesse viticole de la plaine narbonnaise et biterroise à la fin du XIXe siècle – début 20e siècle : modèles ou démesure ? (1ère partie)

Je reprends ici, la trame et les illustrations d'une conférence que j'avais faite à Fontcalvy en 2007, lors des Journées du Patrimoine et d'une communication scientifique que nous avions faite avec Jean-Michel Sauget, lors d'un séminaire de l'Institut National du Patrimoine, au château de Chaumont-sur-Loire, en 2007 ou 2008. 

L'article est un peu long mais il remet la construction des châteaux dans son contexte économique.




11- Ouveillan - Château du Terral

La vigne et la viticulture imprègnent notre territoire et ce depuis l'époque romaine. Mais c'est surtout à fin du 19e et le début du 20e s. que la vigne imprime ses traces dans l'architecture locale, celle dans laquelle nous vivons aujourd'hui, celle que nous voyons dans nos villages.

Les châteaux de la richesse viticole en sont un des témoignages importants.

A la fin du 19e siècle et au tout début du 20e siècle, la viticulture est source de richesse pour la grande plaine biterroise et narbonnaise. Dans ce contexte économique favorable, les grandes familles bourgeoises, les propriétaires terriens, investissent dans le vignoble et se font construire des châteaux inspirés des modèles du passé, entourés de parcs et de jardins. Dans le même temps, les bâtiments viticoles des domaines semblent s’organiser plus rationnellement selon des modèles qui restent à étudier.

Le contexte agricole (fin du 18e s. - première moitié du 19e siècle)
A la fin du 18e siècle, l’économie rurale du Bas-Languedoc est fondée sur la polyculture qui associe toujours au blé, la vigne et l’olivier. Mais le blé est la culture majoritaire.

Charles Bernard de Ballainvilliers, intendant du Languedoc à partir de 1786 disait du Languedoc : « il n’y a pas de pays en France qui puisse être comparé pour l’abondance de ses récoltes en grains à la fertilité de la plaine de Coursan ; de même qu’en général, il n’en est point qui produise de plus beau blé que le narbonnais ».


Depuis 1730, la plantation de la vigne est soumise à autorisation, sous peine d’amende. Les autorisations de plantations ne sont accordées que si la vigne occupe les terres pauvres. A Puissalicon par exemple, une autorisation de planter une vigne est donnée parce que le «le terrain n’est propre à aucun autre usage ».

En 1740, une autorisation de planter une vigne est donnée près de Béziers parce que cette parcelle avait été inondée par une crue de l’Orb et que «la qualité de la terre et la quantité de gros graviers...»…faisait que «cette terre ne pouvait produire aucune sorte de grain et qu’elle ne pouvait servir absolument d’autre usage qu’en vigne ».
En 1759, apparaît la liberté de planter de la vigne. En 1776, un édit de Turgot autorise la libre circulation des vins. A partir des années 1820-1840, la physionomie de la campagne se modifie donc au profit de la vigne.


Une situation économique favorable
A Béziers, depuis le 18e s., la distillation des vins a bâti les fortunes. Mais au 19e s., la concurrence de l’alcool de betterave, incite la bourgeoisie biterroise à réinvestir ses capitaux dans la viticulture.


En 1857, l'ouverture de la ligne de chemin de fer Bordeaux-Sète vient concurrencer le canal du Midi pour le transport du vin notamment avec le transport en wagon-foudre.

L’arrivée du chemin de fer va faire considérablement baisser les coûts de transport du vin. En 1858, le transport d’un muid de vin de 7 hectolitres ne coûte plus que 10 F contre 50 F par le canal!


L’essor du vignoble 
A partir du milieu du 19e siècle, la superficie du vignoble augmente considérablement, surtout dans la plaine qui produit de fort rendements à l’hectare mais avec une baisse de la qualité.
En 1851, la crise de l’oïdium est vite enrayée avec la découverte de l’efficacité du soufre. Alors que la France est touchée, le biterrois et le narbonnais alimentent le pays en vin et l’écoulent à bon prix (45 F/hectolitre).
Dès lors, le vin rapporte et les grands propriétaires commencent à se faire construire de vastes demeures et des bâtiments agricoles en rapport avec l’exploitation de leur domaine. 


La crise du phylloxéra
Le phylloxéra arrive en Languedoc à partir de 1867 où Lunel est touché, puis Montpellier en 1871 et le Biterrois vers 1878.

Les terres perdent 80% de leur valeur, mais le vin qui est rare passe de 10 F  l’hl en 1875, à 20 F en 1878 et à 41F en 1880. Comme le Biterrois produisait encore 4 millions d’hl cette année là, malgré le phylloxéra, le vin rapportait énormément.

Ces bonnes rentrées financières, en pleine crise, ont permis à la trésorerie des grands propriétaires de faire face pour la replantation du vignoble.

Finalement, l’enrichissement des grands propriétaires s’est bâti sur des crises phyto-sanitaires.


La richesse de la vigne 
A partir de 1891, l’augmentation des surfaces en vigne amène une production considérable qui augure la crise de mévente que le Biterrois et le Narbonnais subiront de 1901 à 1907 où le vin se vendra à 5 F alors que le prix de revient était de 8 F.


Grâce à l’indicateur des vins méridionaux de 1896, on peut connaître la production des grands domaines et ces données sont intéressantes puisque l’on se situe dans la pleine période de construction de la plupart des châteaux.

En 1896, le domaine de Sériège (Cruzy) et de Rouïère (Quarante) produisent 12000 hl, celui de Védilhan 15000 hl, Le Terral et Le Petit Mandirac,16000hl, Rabbes et Preissan 4000 hl.

Sur 45 grands domaines de l’Hérault :
11 produisent de 2500 à 5000 hl
34 produisent de 5000 à 14 000 hl

Sur 32 grands domaines dans l ’Aude :
19 produisent de 2000 à 5000 hl

11 produisent de 5000 à 16 000 hl

A cette époque, une propriété de 100 ha, produit en moyenne 100 hl/ha soit 10000 hl au prix de 40 F l’hecto cela fait 400 000 F. Une fois enlevé les frais de culture estimés à 1000 F/ha soit bénéfice net 300 000 F.

De la misère à la reprise 
La mévente du vin entraîne ruine et misère et aboutit au soulèvement régional de 1907. Les propriétés se déprécient de 70 à 90 %. La prospérité ne reviendra en Biterrois et en Narbonnais qu'entre 1908 et 1914.

Durant la première guerre mondiale, l’approvisionnement du front permettra de maintenir la viticulture du Bas-Languedoc et donnera une aisance jusque dans les années 1930.

Qui sont les grands propriétaires ? 

Ce sont les grands noms de la bourgeoisie narbonnaise et biterroise qui possédaient les châteaux :
– d’Andoque,
– de Barre,
– Coste,
– Fayet
– Mirepoix,
– Gaujal,
– Sabatier-Desarnauds,
– Vulliod

Souvent ces familles nouent des alliances matrimoniales leur permettant de se trouver à la tête de plusieurs domaines.

La construction du château : pourquoi ? 
Dans le contexte économique présenté ci-dessus, la construction d’un château par les grands propriétaires vise à affirmer leur position et leur supériorité sociales et à le montrer. Ils veulent donner l’image de leur classe sociale et ainsi se rattacher à une mode qui touche la bourgeoisie dans toute la France, sous le Second Empire.

C'est véritable phénomène «châtelain» qui va naître en Languedoc et qui reflète l’art de vivre d’une classe aisée.

Ces constructions de châteaux sont le fruit de l’âge d’or de la viticulture qui fournit des capitaux importants.

Un château pour quel usage ? 
Le propriétaire du château est d’abord un habitant de la ville. Il dispose à Béziers ou à Narbonne d’un hôtel particulier doté de tout le confort où il vit.

Le château est une résidence secondaire pour les beaux jours. On connaît le même phénomène en Bordelais. Le château est aussi le centre de l’exploitation viticole gérée par le régisseur.

Ces grands propriétaires participent déjà à « l'ère des loisirs » et choisissent comme lieu de séjour et de villégiature le bord de mer, les premières stations climatiques de montagne, la capitale et les villes d’eaux et de thermalisme.

Certaines riches familles du Biterrois séjournent à Valras où ils disposent par exemple d’un chalet.



Le cadre de la construction
Le château occupe souvent un lieu anciennement habité comme le site d'une villa gallo-romaine, les vestiges d'un château médiéval, d'une grange cistercienne de Fontfroide ou d'une ancienne commanderie.
La construction du nouveau château va se superposer à l’ancienne occupation qui est démolie (Grézan), les anciens bâtiments sont relégués à l’état de dépendances (Sériège), enfin, le château peut s’accoler, remanier ou incorporer les anciens bâtiments (Le Terral).


Les architectes
Souvent, il est difficile de connaître le nom de l’architecte ayant construit le château. Quelquefois, le propriétaire élabore lui-même les plans et fait appel à un entrepreneur pour le construire.

Mais plusieurs grands architectes de renoms, sortis de l’École des Beaux-Arts de Paris, vont œuvrer à la construction de ces châteaux : comme Léopold Carlier, architecte montpelliérain de renom, Louis et Alexandre Garros, architectes qui construisent des châteaux viticole en Bordelais ou Léopold Gentil, architecte d'Auch.


Pour les architectes Garros, on peut parler d’une agence d’architectes spécialisée dans l’architecture de la viticulture.

Les châteaux sont agrémentés de parcs dont l’aménagement de certains sera confié aux architectes-paysagistes de renom les frères Bülher qui ont aménagé le jardin du plateau des poètes à Béziers.

Le coût d’un château : un château = une année de récolte

Comme nous l'avons vu, les châteaux sont construits pendant la période d’opulence de la viticulture, entre 1880 et 1914. 



Le château de Belles-Eaux, construit entre 1869 et 1874 a coûté 156 000 F, celui de Saint-Martine de Grave bâti entre 1891 et 1895, 337 000 F , celui de Libouriac, 265 000 F plus 48 500 F pour l’ameublement et les dépendances.

Le château de Rouïère à Quarante a coûté 152 000 F pour la construction et 34 400 F d’ameublement et de dépendances. 

A cette époque là, le salaire d'un terrassier est de 3 à 4 F/jour et celui d'un maçon de 0,55 F de l’heure. 

Souvent donc, le coût du château équivaut à une année de récolte. En 1875, le prix du vin est à 30 F, le domaine de Belles-Eaux a produit 4000 hl soit 120 000 F de vente du vin et le prix du château est de 156 000 F. En 1885, le prix du vin est à 40 F, le domaine de Libouriac produit 8000 hl soit 320 000 F de vente du vin et le prix du château de 265 000 F plus 48 500 F pour l’ameublement et les dépendances. 

En 1887, le domaine de Rouïère produit 12 000hl dont la vente du vin rapporte 480 000 F, le coût du château est de 152 000 F et 34 400 F d ’ameublement et de dépendances. 

Ainsi, les grands propriétaires ont largement les capitaux et donc les moyens pour se faire construire ces châteaux.

Les modèles architecturaux
Le cadre architectural de la seconde moitié du 19e siècle est l’éclectisme. C’est une mode qui s’intègre dans l’esprit de l’époque.

On reprend des modèles du passé ; du moyen-âge, de la Renaissance ou de l’époque Henri IV (1589-1610) ou Louis XIII (1610-1669). Ainsi, tous les châteaux reprennent ces styles architecturaux du passé en les adaptant aux besoins de l’époque.


Les châteaux du Biterrois et du Narbonnais peuvent être classés par groupes selon leur inspiration architecturale. 

Les châteaux néo-gothiques

Le château de Grézan reprend tous les éléments de l’architecture médiévale. L’architecte a sans doute voulu recréer l’ancienne commanderie de Templiers qu’était Grézan. L’ensemble est un véritable décor, de loin, on dirait un vrai château-fort au milieu des vignes.


Les châteaux de Rouïère (Quarante), de Libouriac (Béziers), de Grézan (Laurens), de Septs-Sérous (Badens), de La Devèse (Béziers) attribuables à l’architecte Louis Garros ont été construits vers 1885.



Ils sont de style néo-gothique anglais (de type manoir) avec une asymétrie des façades, des angles vifs, des parties hautes découpées, une multiplications des toits indépendants et des bow-windows pour ajourer le salon.


Les châteaux néo-Renaissance
Le Château de La Gardie à Vias est dans la plus pure tradition angevine de la fin du 15e et du début du 16e siècle, à l’image du château d’Azay-le-Rideau (37). Ce château a perdu ses parties hautes à la suite d’un incendie et une galerie en ciment a dénaturé la façade sur jardin.


Le Terral, qui est un des exemple les plus significatifs des châteaux de la richesse viticole, a été inscrit Monument Historique le 29 mars 2005. Il a été construit entre 1895 à 1909, par Louis Garros pour André d’Andoque. Les façades ordonnancées, rythmées par des chaînages à refend encadrent chaque travée de fenêtres à l’italienne. Au sud, le château dispose d'une vaste terrasse portée par un soubassement en granit du Sidobre ajouré de trois arcs en plein cintre. Le parc, dessiné par l’architecte-paysagiste bordelais Le Breton, est de forme triangulaire.


Le château de Sériège, propriété de la famille d’Andoque, donne une image de la Renaissance italienne. Ce château figure parmi la liste des travaux de l'architecte Garros. En fait il ne s’agissait d’une « façade ». Ce château aurait été conçu par Alexandre d’Andoque pour son petit neveu qui ne l’a jamais habité et a revendu le domaine à André d’Andoque en 1907.


Les châteaux style « brique et pierre »
Ce style architectural est en vogue sous Henri IV et Louis XIII (1589-1669). Il évoque l’architecture de la place des Vosges à Paris.

A Ouveillan, le château de Preissan appartenait à la famille de Frégoze. C’est une parfaite imitation du château de Courances (91). le château était entouré d'un parc comportait une chapelle et une pièce d'eau d'un hectare.

Dans le même style, on trouve les châteaux de Lebrettes à Narbonne et de La Jourdanne à Béziers.

Le château de Lebrettes est le plus parfait exemple d’imitation du style brique et pierre d’avant Louis XIII. Il a été construit au début du 20e siècle par un riche propriétaire pour le mariage de son fils et n’aurait été habité que quelques jours. Cette construction est très soignée et l'architecte est inconnu.

Ce mélange de brique et de pierre se retrouve dans la façade d’autres château comme La Provenquière à Capestang.

Il existe aussi un très grand nombre d’édifices, de maisons de maîtres dispersés sur le territoire qui reprennent ces styles architecturaux comme les grandes maisons bourgeoises que l’on retrouve dans les extensions du XIXe s. des villages languedociens et qui témoignent elles aussi de la richesse de cette bourgeoisie viticole.


Commentaires

  1. Bonjour,
    Cet article, comme tous les autres, est un vrai 'régal'. Votre écriture est pleine de renseignements très intéressants et mis à la portée de tous...
    Merci et bonne continuation

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  2. Remarquable ! Merci pour le partage vu tout le travail qu'il vous a demandé.

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  3. Bel article ! un grand merci ! Est-ce possible de partager sur une page facebook (Fleury-d'Aude-en Languedoc), avec référence et mention des auteurs bien sûr ?

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