L’assèchement de l’étang d’Ouveillan, 1ère partie : avant 1850 (par Jean-Michel Sauget)


L’étang d’Ouveillan est une cuvette naturelle creusée durant l’âge glaciaire par les vents et elle ne comporte pas d’exutoire naturel pour évacuer les eaux de ruissellement lors des épisodes pluvieux méditerranéens. Il est appelé étang salé dans les textes médiévaux alors qu’il n’a jamais été en contact avec la mer, contrairement à l’étang de Capestang qui, à l’époque antique, était un ancien golfe marin. À Ouveillan, la formation du sel résulte de la concentration des sels minéraux naturellement contenus dans les roches qui, en se décomposant, sont libérés par l’érosion. La pluie et le ruissellement les entraînent au fond de la cuvette où ils restent en suspension. Quand l’eau s’évapore, ils se concentrent et se déposent en couche plus ou moins épaisse, en fonction de la hauteur d’eau : une épaisseur de 8 à 9 pouces (22 cm env.) est notée en 1817 (Gazette de France, 25/06/1817). La récolte du sel se fait en raclant la couche et, de ce fait, le sel n’avait pas la qualité de celui récolté dans les salins traditionnels en raison des nombreuses impuretés mélangées.

L’insalubrité de l’étang est reconnue de longue date et il a fait l’objet d’au moins une tentative de dessèchement au cours du Moyen Âge. Les plus anciennes mentions de l’étang salé remontent à la fin du XIIe siècle, à l’occasion de litiges opposant les ayants droits que sont le chapitre Saint-Just de Narbonne, Raimond-Bérenger d’Ouveillan et trois autres seigneurs laïcs. En 1188, un jugement d’Ermengarde, vicomtesse de Narbonne, décide que les droits sur la pêche, la chasse et le sel seront partagés en trois parts et non par moitié comme le souhaitaient le chapitre de Saint-Just et le seigneur d’Ouveillan. En 1222, l’abbaye de Fontfroide possède des droits sur l’étang et obtient un nouveau partage avec une part prépondérante sur les autres ayants droit (5/12e). D’autres conflits éclatent aussi au sujet du sel que Fontfroide revendique également, en 1204 puis en 1259 où il est demandé un bornage des terres concernées, et encore en 1266 où les droits du sel sont partagés en deux. Par la suite, l’étang semble avoir été asséché avant 1305 pour être cultivé jusqu’au milieu du XIVe siècle malgré la forte salinité des terres que rapportent des textes contemporains. Il n’y a aucune précision sur la façon dont l’étang fut asséché et l’échec de la mise en valeur s’expliquerait, selon Jean-Louis Abbé, par la modification des conditions climatiques.
L’étang demeure mal documenté durant l’époque moderne et semble délaissé par ses ayants droit en raison de la pauvreté de ses sols. Son insalubrité est cependant relevée au XVIIIe siècle, comme un peu partout en Languedoc. Au XIXe siècle, l’étang est clairement indiqué comme étant la source des problèmes sanitaires (épidémies de fièvre à répétition) que traverse Ouveillan. La cuvette reçoit les effluents de la distillerie Barlabé, installée traverse du Castellas, à l’angle de la venelle rejoignant le boulevard Robespierre, ainsi que les eaux usées du village. 
En 1849, le maire de la commune adresse une pétition en date du 30 août 1849, les habitants du village d’Ouveillan ont signalé à l’administration l’insalubrité de l’étang d’Ouveillan […] et l’ont supplié de pourvoir à son dessèchement
Le 5 novembre 1849, le ministre des travaux publics charge les ingénieurs du service hydraulique d’instruire le dossier de dessèchement de l’étang. Grâce à l’étude rédigée par l’ingénieur de Boisanger, du service hydraulique de Carcassonne, on apprend que les domaines ont vendu, en 1820, l’étang pour la somme de 3035 F à des propriétaires particuliers, à l’exception de quelques parcelles du franc-bord et du bord et qu’aucune réserve relative à l’insalubrité ne figure dans l’acte de vente qui ne comprend qu’une interdiction stricte de sauner pour des raisons fiscales. 
Mais en 1835, les propriétaires obtiennent l’autorisation d’établir une saline dans l’étang. D’après le plan topographique de l’étude de dessèchement de l’étang (AD11, SW2636), la saline est installée sur la rive est de l’étang, entre la station d’épuration actuelle et la ferme de l’Etang (ferme Goixart) qui, à l’époque sert de logement au saunier tandis qu’une cabane, destinée au douanier, est construite en contrebas du chemin, a quelques distance au nord de la ferme. La saline est aménagée avec des digues qui permettent de conserver une hauteur d’eau suffisante pour concentrer le sel pendant l’évaporation.
Ponts et Chaussées. Département de l’Aude, Service hydraulique. Projet d’assainissement de l’étang d’Ouveillan. Plan, papier, encre de Chine, rehauts de couleurs, échelle : 1/2500. Dressé par de Boisanger, ingénieur ordinaire et Lefort, ingénieur en chef, Carcassonne le 10 octobre 1850, signé de Boisanger, modifié en rouge (ill.), Carcassonne, le 2 février 1861. [le Nord est à gauche] (AD 11, SW 2636)
L’étang d’Ouveillan, extrait de la carte IGN 1/25000. Emplacement de la saline. Le logement du saunier correspond au petit immeuble actuel de la ferme Goixart, l’ancienne bergerie divisée en logements aujourd’hui
Le rapport d’étude dressé par l’ingénieur hydraulique en 1850 (AD 11, SW 2367) apporte quelques détails sur le fonctionnement de la saline, notamment son alimentation en eau : comme l’eau de pluie ne suffisait pas à la production de sel, les propriétaires ont détourné de l’eau de la Nazoure au nord du village, opération menée sans autorisation et sans susciter d’opposition des riverains. L’eau est acheminée vers l’étang par un canal au tracé en baïonnette compliqué qui part de la Nazoure en aval du pont de Preissan, passe au pied de la Rouquignole pour aboutir dans l’étang par un passage souterrain. A l’extérieur de la saline, la construction des digues a empêché le renouvellement des eaux et concentré dans sa partie nord les matières organiques de la cuvette qui sont à l’origine des pestilences et des fièvres qui ravagent le village.
Tracé du canal de dérivation des eaux de la Nazoure pour alimenter les salines de l’étang, extrait de : Ponts et Chaussées – département de l’Aude, Service hydraulique. M. Lefort ingénieur en chef, M. de Boisanger, ingénieur ordinaire. Projet d’assainissement de l’étang d’Ouveillan, plan, échelle : 1/10000, papier, encre noire. Dressé par l’ingénieur ordinaire de Boisanger, Carcassonne, le 10 octobre 1850, modifié en rouge, le 2 février 1861. (AD11, SW 2367).
La saline ferme en 1847, faute de rentabilité économique. L’étang, de nouveau délaissé redevient un marais. En 1849, une crue extraordinaire des eaux submergea pendant l’hiver une zone de 20 ha,parmi lesquels 8 ha situés près du village étaient en culture et ont été frappés de stérilité pour plusieurs années par l’imbibition des eaux saumâtres, lorsque les eaux se sont retirées, ces terrains ont produit des émanations infectes, l’épidémie s’en est bientôt suivie… Ce sont des gaz sulfurés dégagés par la fermentation des matières qui sont à l’origine l’épidémie de fièvre qui décime le village : en mai 1850, sur une population de 1475 habitants, 527 personnes malades et déjà 15 morts. 
C’est cette situation qui pousse le village à demander l’aide de l’Etat pour entreprendre le dessèchement de l’étang. L’auteur de l’étude rappelle cependant que cette opération ne peut être prise en charge par l’Etat car la saline n’étant pas classée au titre des établissements insalubres (décret du 15/10/1810), il n’y a pas eu d’enquête préalable à son installation. Dans ce cas, l’étang ne peut pas être considéré comme un marais dont le gouvernement peut ordonner le dessèchement (loi du 16/09/1807). Le dessèchement de l’étang d’Ouveillan ne peut se faire que par une expropriation préalable pour cause d’utilité publique ou avec le consentement amiable des propriétaires. Les frais doivent donc incomber à la commune sous forme de souscription des habitants et une subvention de la commune, proportionnée à leurs ressources, ce qui permettrait ensuite à l’Etat et au département de les seconder dans l’entreprise. La commune devra donc, avec les habitants, préparer les voies, organiser l’entreprise et s’entendre à l’amiable avec les propriétaires pour commencer l’entreprise…
Ponts et Chaussées – département de l’Aude, Service hydraulique. M. Lefort ingénieur en chef, M. de Boisanger, ingénieur ordinaire. Projet d’assainissement de l’étang d’Ouveillan, plan, échelle : 1/10000, papier, encre noire. Dressé par l’ingénieur ordinaire, Carcassonne, le 10 octobre 1850, modifié en rouge, le 2 février 1861.
Le projet présenté par de Boisanger en 1850 (AD 11, SW 2367 propose trois solutions :
1 - le dessèchement de l’étang par le creusement d’un canal d’évacuation (et un tunnel) des eaux vers l’étang de Capestang via le ruisseau de Fontbabouly puis la Nazoure ;
2 - le dessèchement par le creusement d’un canal, avec encore un tunnel, pour évacuer les eaux vers le sud-est et le canal d’atterrissement (la Saignée) qui rejoint l’étang de Capestang ;
3 - l’endiguement de l’étang pour limiter l’apport des eaux de pluie et le creusement d’un canal pour récupérer les rejets de la distillerie et les eaux usées du village pour les conduire vers la Nazoure.
Ce dernier projet est le moins cher des trois mais il n’est pas retenu car son efficacité ne semble pas assurée, notamment en ce qui concerne la rétention des eaux de pluie. Le 2e projet n’est pas non plus retenu car un peu compliqué. Le canal partait de l’angle sud-est de l’étang et s’alignait ensuite sur l’axe de l’ancien chemin d’Ouveillan à Cuxac par le pont des Quatorze Mètres. Seule la proposition 1 retient l’attention de l’administration car elle assure un réel assainissement de la cuvette mais son prix reste élevé et à la charge de la commune : l’estimation des travaux est de 170000 F auxquels il faut retrancher la plus value des terres reconquises, d’un montant de plus de 60000 F, soit un solde de plus de 100000 F à la charge de la commune.
Description sommaire du projet d’assainissement n° 1 :
Le fond de la cuvette se situe à la cote de 7.35 m au-dessus du niveau de la mer, le creusement d’un canal d’évacuation est donc possible pour évacuer les eaux de l’étang. La cuvette est entourée de collines culminant entre 25 et 30 m d’altitude, sauf à l’est où un col se situe à 20,11 m, 12,76 m au-dessus du point bas de l’étang, en direction du ruisseau de Fontbabouly. L’ingénieur choisit donc cet axe pour évacuer l’eau vers l’étang de Capestang dont l’altitude du fond (3,50 m) autorise une pente de 0,00026 par mètre au canal d’exhaure. Cette solution reste la plus simple selon le rédacteur puisqu’elle se réduit au creusement d’un canal jusqu’à la Nazoure et à l’élargissement du lit de cette rivière jusqu’à l’étang de Capestang.
Le projet d’assèchement prévoit le creusement de 1300 m de fossés dans la cuvette pour récupérer les eaux et les acheminer, avec une pente de 0,50 m/km, vers la pointe nord-est de l’étang, au niveau de l’actuelle station d’épuration. Le point bas se situe à la cote 6,98, 37 cm sous le point le plus bas de l’étang. La section étang-Nazoure s’étend sur 3830 m de long, selon une pente de 0,60 m/km. La partie souterraine mesure 1343 m de long, à partir de la route départementale, pour une profondeur maximale de 13,12 m. Le tunnel aura une hauteur sous voûte en plein-cintre de 2,50 m sous clé et il est prévu de creuser la galerie au pic car la roche est peu présente et la solidité de l’argile permet d’amincir la voûte à une épaisseur de 30 cm, de 0,50 m pour passer sous les routes et chemins. Il conviendra de curer le lit de la Nazoure des dépôts actuels qui empiètent sur son lit et de porter la largeur du lit de 1,50 m à 4 m. Le pont de la Nazoure, sous la route de Cuxac à Montels, n’a pas de débit suffisant en cas de crue mais il est prévu que les eaux en surplus se déversent dans le canal d’atterrissement.
Une fois les travaux réalisés, la mise en culture des terres récupérées pourra commencer mais la présence du sel les stérilise. Il est donc prévu de noyer longuement ces terres pour leur enlever le sel et, pour cela, il faut beaucoup d’eau douce. Le rédacteur de l’étude propose de remettre en service la rigole creusée par les propriétaires de la saline : large de 0,60 à 1 m, elle mesure 2147 m de long, dont 550 m en souterrain, pour déboucher 3 m au-dessus de l’étang. L’inconvénient majeur de la solution demeure la faiblesse du débit (moins de 100 l/seconde en été) et la solution d’une prise d’eau dans le canal reste possible mais peu réaliste car les propriétaires du canal se réservent l’eau durant la période estivale. Finalement, cette solution sera abandonnée. 
Le projet d’assèchement remis en mains propres, c’est la commune qui doit prendre le relais pour la poursuite de l’opération, sachant que le budget est à sa charge pour l’essentiel et que l’Etat et le conseil général de l’Aude ne pourront subventionner le projet que si la commune s’engage dans son financement par un emprunt. De ce fait, les choses vont rester en l’état pendant plus de dix ans.

Sources :
AD11, SW 2367 Avant-projet des travaux à faire pour l’assainissement de l’étang d’Ouveillan. Mémoire de l’ingénieur ordinaire de Boisanger, 10 octobre 1850,
Procès-verbal des délibérations du département de l’Aude, session de 1850. Carcassonne : imprimerie de Pierre Polère Neveu, 1850, p. 67, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5679559h/f69.image.r=%C3%A9tang%20ouveillan?rk=85837;2
ABBE, Jean-Loup. A la conquête des étangs. L’aménagement de l’espace en Languedoc méditerranéen (XIIe-XIVe siècle). Toulouse : Presses universitaires du Mirail, 2006, 326 p.



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